« Je suis un Juif du ghetto » : ainsi se définissait Louis-Lazare Zamenhof, né dans le ghetto d’une

petite ville cosmopolite de l’empire russe (Bialystok) en 1859 et mort dans celui de Varsovie au

printemps 1917. Ce médecin oculiste y créera pourtant une langue « neutre », à portée

internationale, mue par un idéal universaliste : l’espéranto.

C’est d’ailleurs l’espéranto qui a conduit Robert Lloancy sur les traces de Zamenhof. Dans son

dernier ouvrage (1), ce Catalan d’origine, installé depuis près d’un demi-siècle en Béarn, s’intéresse

à l’évolution d’un « cherchant » taraudé par la « question juive » : d’abord enthousiasmé par le

sionisme dans les années 1880, Louis-Lazare Zamenhof quitte assez vite ce mouvement qui militait

pour l’installation d’un État pour les Juifs en Palestine (même si d’autres régions avaient été

envisagées : l’Ouganda, les États-Unis, l’Argentine…).

L’ancien professeur de philosophie s’est mué en historien pour son enquête sur un homme qui a

partagé les interrogations de son temps, sans rester enfermé dans ses certitudes et ses ghettos :

« souvent une pensée qui hésite dit beaucoup plus qu’une pensée qui s’incruste », note justement

Robert Lloancy.

« Le malheur du peuple juif »

À l’aube du XXe siècle, Louis-Lazare Zamenhof – qui constate que « le malheur plurimillénaire du

peuple juif réside dans « la liaison indissoluble entre la religion et la nationalité » » – a déjà pris ses

distances avec le sionisme porté par Theodor Herzl. Et il définit alors l’« hillélisme », en référence

au rabbin Hillel l’Ancien, contemporain d’Hérode, pierre angulaire d’un judaïsme libéral. Il s’agit

pour Zamenhof de « disloquer les murailles ».

Sa vision rejoint celle de son contemporain Bernard Lazare, Juif français, anarchiste, qui fut un

ardent défenseur d’Alfred Dreyfus : dans son ouvrage, Robert Lloancy met d’ailleurs des textes des

deux hommes en miroir, pour mieux en faire résonner les échos.

« Louis-Lazare Zimenhof a essayé, pendant le restant de sa vie, de s’éloigner du sionisme pour

s’orienter vers un univers beaucoup plus ouvert, vers l’autre, vers le monde », résume Robert

Lloancy. D’où une nouvelle évolution, dans la première décennie du XXe siècle, inspirée peut-être

par le (mauvais) air du temps – c’est à cette époque que circule le « Protocole des Sages de Sion »,

faux document, mais vrai succès dans les milieux antisémites : Zamenhof abandonne son

« hillelisme » et créée « l’homaranisme ». Le premier ne concernait que les Juifs, le second englobe

« la totalité du genre humain » et écarte « toute forme de particularisme ». Car chez lui,

l’universalisme a « une valeur imprescriptible ».

La « clairvoyance anticipatrice » de Zamenhof

À l’instar d’un Spinoza, Louis-Lazare Zamenhof ne cesse de réfléchir à « la question juive » pour

mieux la dépasser : « le mur de pierre dont s’est entourée la judéité a toujours suscité contre elle la

haine et le mépris », constate-t-il. Dans ses écrits, il fait également preuve d’une « clairvoyance anticipatrice », notamment quand il explique sa rupture avec le sionisme : « Les Juifs, en Palestine,

seront éternellement comme sur un volcan ».

Ses analyses, nuancées, se retrouveront, en partie, un siècle plus tard, de façon plus acerbe, moins

tranchée, chez certains penseurs israéliens comme Yeschayahou Leibovitz – les positions du Prix

Israël 1992 n’échapperont alors pas aux controverses, aujourd’hui encore.

Robert LLoancy a envoyé son manuscrit à son éditeur le 5 octobre. Quarante-huit heures après, le

Hamas lançait son attaque terroriste contre Israël, déclenchant la guerre meurtrière à laquelle nous

assistons impuissants. Le livre est sorti quelques jours plus tard. « J’étais loin d’imaginer qu’il allait

avoir une répercussion dans l’actualité, ou plutôt que l’actualité allait se retrouver dans ce que

j’avais écrit », confesse Robert Lloancy.

L’histoire pour comprendre l’actualité

Tout comme Jean Birnbaum, Robert Lloancy défend le « courage de la nuance » face à des

situations d’une grande complexité : « Nous sommes habitués à des opinions tranchées la plupart du

temps. Or, il est beaucoup plus utile, je pense, de laisser la place à la nuance, parce qu’elle permet

d’éclairer davantage certains sujets ».

Cela implique un recul assumé : « J’ai essayé de traiter la chose en historien, de faire parler des

hommes de l’époque, de m’abstenir, de donner mon opinion – sauf dans les notes, où je me suis

donné à peu près la liberté que je voulais ».

Le travail de Robert Lloancy apporte ainsi un éclairage différent sur le drame qui se déroule

aujourd’hui sous nos yeux au Moyen-Orient « Si on ignore l’histoire telle que s’est déroulée, je

crois qu’on ne peut pas bien comprendre l’actualité telle qu’elle est. » Ce n’est pas la moindre des

vertus de ce livre.

1) Robert Lloancy, « Du sionisme à l’universalisme », collection Logiques politiques, L’Harmattan,

228 pages, 24 €. Tout un chapitre consacré à l’« homaranismo » y est rédigé en espéranto.

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